Je suppose aux jeunes gens qui vont acheter un jean troué ou déchiré un assez long débat intérieur, une négociation consciente sur l’ampleur des dites déchirures et sur l’endroit où elles se trouvent. Qu’a-t-on envie de dévoiler de soi ? Laisser voir son genou n’est pas la même chose que montrer le dessous de sa fesse. Et comment ? Par de larges ouvertures ou la peau estompée par une toile à peine élimée.
Et bien, ce choix cornélien, cette tempête sous un crâne est la réplique exacte de ce qui doit agiter un acteur. Que suis-je prêt à laisser voir de moi-même ? Quelle portion de ma peau suis-je prêt à offrir ?
Je dis peau pour dire secret – Depuis longtemps dans la civilisation occidentale la peau est un secret, même si c’est un secret de polichinelle et régulièrement éventé. Je dis peau pour dire un endroit de nous sans protection, un endroit qui risque les offenses, et qui marque, comme on dit, l’âme étant du coup une manière de peau intérieure.
C’est la meilleure image qui m’est venue pour essayer de faire sentir à de tout jeunes acteurs d’une classe de première ce qu’était un des actes héroïques primordiaux au théâtre : se décider à offrir un secret de soi, et pourquoi il n’était finalement pas grave, au début tout du moins, de n’être prêt à donner que des miettes. On peut attendre pour agrandir les déchirures, tant qu’on n’écarte pas ce débat intérieur. La conscience de ce débat, je l’ai eu pour la première fois dans pendant mon stage de perfectionnement BAFA. J’ai 19 ans. On improvise. Jusque là on a joué sous des masques et j’ai aimé ça follement mais là, on improvise. Je dois dire quelque chose que je n’arrive pas à dire. C’est le sujet de l’improvisation mais ça devient mon état. Je m’appuie sur une table et il y a un verre dessus. Je perçois petit à petit que j’ai envie de casser ce verre. Très exactement, j’ai envie d’oser le faire, en me disant que c’est la chose juste à faire. Je sais bien que c’est d’abord moi qui veux le faire, que mon personnage, lui, pourrait très bien s’en passer. Je me demande si je vais le faire, si je peux le faire. Je ne sais pas si je suis prêt. Je devine que si je le fais, j’ouvrirai un chemin que je ne pourrais pas rebrousser. Au bout d’une hésitation qui me paraît infiniment longue, je finis par le fracasser dans un geste d’impuissance. J’en éprouve à la fois jouissance (énorme) et honte (profonde. En plus, le verre n’est pas passé loin d’une tête). Dans les éclats de verre, que tous mes camarades regardent un peu tétanisés, je sais qu’ils voient les éclats de mon âme abîmée.
Je comprends obscurément que l’enjeu est là : la frontière mouvante du pays intérieur que je suis prêt à laisser voir, que je suis prêt à offrir, et le chemin étroit entre la maîtrise et l’engagement.
Ce jour-là, j’ai su que ce serait un combat, mais un combat qui me réconcilierait avec moi-même.
Gilles, aéroport de Marseille-Provence, 6 mai.
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