J’avais 10 ans et sur le sentier qui monte à l’Alpe de Clafouse en partant d’Ailefroide, au pied du Pelvoux, j’entendais le sifflement des marmottes. Je les entendais siffler mais je n’en voyais jamais, ou de très loin et exceptionnellement. Et ce n’était pas par manque d’acuité. Personne, ni parmi notre bande de gosses ni parmi nos parents qui marchaient avec nous, ne voyait ces satanées marmottes.
Le Parc National des Écrins n’avait qu’un an et elles n’avaient pas encore appris qu’elles n’avaient plus rien à craindre des hommes.
Un peu plus de 40 ans après, quand je reprends le même chemin, les marmottes ne sifflent plus, elles me regardent à 3 ou 4 mètres. Elles s’approchent de mes provisions. Et si je bivouaque au pied de la bosse de Claphouse, dans le vallon, je me réveille au milieu des chamois, mais je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou m’en inquiéter.
Il fallait sans doute en décider et les circonscrire, tous ces parcs, ces morceaux de monts, de forêts ou de mers où on laisse s’épanouir un peu de la vie sauvage qu’ailleurs on mutile impudemment, mais où a-t-on vu qu’un sanctuaire est une chose heureuse ? Les sanctuaires, les asiles et les réserves qu’elles soient naturelles ou d’Indiens, ne sont que des pis-aller.
Des pis-aller au mieux, au pire des alibis. Les mécènes les plus actifs de ces endroits protégés sont aussi ceux qui s’en donnent à cœur joie pour détruire allègrement tout autour. Total a des fondations pour le climat.
Moi qui aime faire le tour des Écrins ou du Queyras, je vais y penser maintenant avec un peu d’amertume. Ces lieux n’ont-ils pas été protégés pour me donner le droit de ne pas faire attention ailleurs, en tout cas pour acter notre défaite généralisée ?
Est-ce que je peux me satisfaire d’un monde où pour côtoyer des arbres ou des bêtes, je dois sortir d’un autre endroit d’où ils ont totalement disparu ?
D’ailleurs, cet état de fait ne ressemble-t-il pas terriblement au projet de mur de Donald Trump dont je dis le plus grand mal ? Après tout, Trump veut juste protéger un monde qu’il juge merveilleux d’un extérieur qui lui semble nocif. Décréter un sanctuaire marin, une réserve naturelle, qu’est-ce autre chose qu’ériger un autre mur ? Un mur qui dit à l’inverse : je vais vous protéger de nous. C’est quand même à bien réfléchir un étrange aveu, une atroce déclaration.
On le voit, quand on commence à y penser les questions vont bon train.
Mais si je parle de ça, c’est que j’ai parfois l’impression moi aussi d’évoluer dans une réserve et de faire partie, comme artiste et créateur, d’une espèce protégée.
Il y a longtemps que la théorie qui consistait à dire que la culture devait infuser la société tout entière (une autre théorie du ruissellement, somme toute) a prouvé son inefficacité. Nous allons au contraire, depuis les Maisons de la Culture de Malraux jusqu’aux Friches culturelles d’aujourd’hui, d’échec en échec. Non qu’ils ne soient pas visités par des gens toujours en plus grand nombre, mais où a-t-on vu que la vie des gens qui les visitent en soit durablement changée ? Où a-t-on vu que les œuvres contaminent de leur beauté et de leur humanité les rues sales, les taudis, les immeubles qui s’effondrent, l’abord défiguré des villes, les volets clos, les vitrines salies des commerces à vendre, la file ininterrompue des voitures aux drive-in des fast-foods ou des boulangeries, le public hilare des talk-shows du soir, les speed-datings de Tinder ou d’Adopteunmec, le hurlement des foules et les voitures qui tournent ou lacèrent un désert dans l’unique désir d’exalter un vainqueur ?
Au lieu de cela, les théâtres, les musées et plus généralement les lieux de culture ne sont que les témoins d’une altérité possible. C’est leur honneur et leur vanité, leur nécessité et leur limite.
Alors, de l’intérieur de notre sanctuaire qui, même s’il se risque au monde n’en reste pas moins un abri, tout en vivant et en exerçant notre art joyeusement, pleinement, furieusement, loin de faire confiance en notre pouvoir irradiant, prenons garde à notre effet pervers.
Gilles, à la Gare Franche, le 22 janvier.
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